From the 1720’s onwards French journalism, the pivot of the Repub- lic of Letters, initially centered in Paris and the Dutch Republic, widens its circle towards other parts of Europe, notably towards the North with Berlin as a turntable:
Journalisme et République des Lettres.
L’élargissement vers les «Pays du Nord» au dix-huitième siècle.
Rédigé et publié avec une introduction par Christiane Berkvens-Stevelinck, Hans Bots & Jens Häseler.
2009. VI, 339 pp, 12 ills.
Broché / Softbound, 23x15 cm. (ISBN 978 90 302 1274 4)
Prix / Price: EUR 48,= (excl. TVA / VAT in EU)
INTRODUCTION
L’histoire de la République des Lettres et celle du journalisme
ont fait l’objet de nombreuses monographies et études au cours
des dernières décennies. La plupart du temps, ces recherches se
concentrent soit sur cette communauté savante de l’Europe de
l’Ancien Régime, soit sur le journalisme de cette même
période. Dans le présent ouvrage, nous entendons étudier
ces deux phénomènes de façon concomitante. En effet, le
journalisme des XVIIe et XVIIIe siècles est le moyen de communication
par excellence de la République des Lettres. On ne peut comprendre
l’un sans l’autre. Les périodiques fournissent aux
élites intellectuelles européennes l’instrument
idéal pour répondre à leur vocation d’une
transmission publique du savoir.
L’idéal de la République des Lettres remonte à
l’époque humaniste et prend véritablement forme avec
Érasme. Pour ceux qui voulaient appartenir à cette
communauté, les frontières politiques et religieuses ne devaient
pas exister, et ce à une époque où les entités
politiques s’affirment de plus en plus et où la
chrétienté occidentale est profondément
déchirée. Les membres de cette communauté supranationale
se rencontrent pendant leurs pérégrinations académiques
et grands tours, fréquentent les mêmes centres culturels, tels
Rome, Venise, Paris, Leyde ou Amsterdam et entretiennent leurs relations
grâce à une correspondance suivie. De tels échanges
épistolaires étaient toutefois réservés à
un nombre restreint de lettrés ayant suffisamment de moyens financiers
pour se payer le luxe d’un réseau étendu de
correspondance.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, l’apparition des
premiers périodiques va considérablement élargir la
communication savante entre les citoyens de la République des Lettres.
Le savoir érudit n’est plus désormais
réservé à un ou à quelques correspondants, mais au
groupe plus large de lecteurs de journaux.
Lorsque Denis de Sallo lance le 1er janvier 1665 le premier numéro du
Journal de Savants, il offre aux gens de lettres un outil de
communication sans égal, accueilli dès sa parution comme un
véritable don du ciel. Le savant, le polyhistor, capable jusque
là d’embrasser globalement l’ensemble du savoir,
était au milieu du XVIIe siècle de moins en moins à
même de maîtriser l’abondante production livresque en
Europe. Il avait besoin d’un instrument moderne. La librairie qui avait
tant prospéré au XVIIe siècle dispose dès lors
d’un nouveau moyen de communication périodique,
c’est-à-dire d’une médiation plus adaptée et
capable de remédier à cette accumulation accélérée du savoir1. Témoin la
préface du premier numéro du Journal des Savants: le
dessein est clair, on désire «faire sçavoir ce qui se
passe de nouveau dans la Republique des Lettres [...] et faire en sorte
qu’il ne se passe rien dans l’Europe digne de la curiosité
des gens de lettres, qu’on ne puisse apprendre par ce
Iournal»2.
En effet, dès sa création, le Journal des Savants
présente aux lecteurs la production livresque de toutes les belles
lettres, ce qui veut dire au XVIIe et une grande partie du XVIIIe
siècle, des ouvrages de toutes les disciplines, aussi bien les
résultats de la recherche pure que ceux qui avaient déjà
été vulgarisés.
Quelque vingt ans plus tard, la presse périodique savante entre dans
une nouvelle phase. Pierre Bayle, qui s’était
réfugié dans les Provinces-Unies, publie en 1684 ses
Nouvelles de la République des Lettres, titre bien prometteur et
projet ambitieux. Le modèle baylien des Nouvelles de la
République des Lettres, que l’on peut considérer comme
un perfectionnement du Journal des Savants, est repris au lendemain de
la Révocation de l’Edit de Nantes par un grand nombre
d’éditeurs et journalistes dans les Provinces-Unies. Beaucoup
d’entre eux sont des huguenots réfugiés, qui, victimes de
la répression politico-religieuse, sont plus que motivés pour se
battre pour une liberté d’expression et une plus grande
tolérance permettant une libre circulation de «nouvelles du
monde» et de «nouvelles littéraires». Ils
réussissent à fonder de solides entreprises de presse,
appuyées sur un solide réseau de diffusion. De leur diaspora,
les journalistes et libraires huguenots essayent de reconstituer avec leurs
périodiques et leurs livres l’unité perdue en
s’adressant à leurs coreligionnaires à travers toute
l’Europe et en se servant d’eux. Ainsi se multiplient en cette
période les grands périodiques d’information, tels que les
gazettes de Leyde, de Rotterdam ou d’Amsterdam, et les
célèbres journaux savants. Les journalistes eux-mêmes se
rendent d’ailleurs bien compte que leurs périodiques sont les
fruits d’une tradition qui remonte au Journal des Savants en
France, témoin la préface de l’Europe Savante qui
donne un historique de la presse périodique savante jusqu’en
17183.
Après les Nouvelles de Bayle, mentionnons encore la
Bibliothèque Universelle et Historique (1686-1693) de Jean
Leclerc, suivie par deux autres journaux de sa main, la Bibliothèque
Choisie et la Bibliothèque Ancienne et Moderne, ainsi que
l’Histoire des Ouvrages des savants d’Henri Basnage de
Beauval qui poursuit le journal de Bayle sous un autre titre, lorsque la
maladie force ce dernier à arrêter la rédaction des
Nouvelles. Les journaux de Bayle, Leclerc et Basnage qui par leur
autonomie et leurs plaidoyers libéraux ont frayé le chemin du
Siècle des Lumières, servent de modèle pendant plusieurs
décennies à la plupart des journaux parus entre 1684 et
17644. Les journalistes du XVIIIe siècle renvoient souvent
à ces trois innovateurs de la presse périodique à cause
de leur «critique ingénieuse», leur
«élégance solide» et leur «érudition
universelle et profonde»5. Au total il s’agit de 38
revues savantes que l’on a l’habitude d’appeler ‘les
journaux de Hollande’. Grâce à l’internationale
huguenote, tous ces journaux sont alimentés par de nombreux
correspondants et assurés de leur marché6. De plus
ils ont été des porte-parole d’une critique
indépendante en répandant de la lumière là
où des croyances superstitieuses ou des préjugés
faisaient errer les hommes dans l’obscurité.
Ces journaux profitent à la fois de l’absence d’une censure
préventive et de la prospérité de la librairie
hollandaise. Leurs rédacteurs disposent d’un grand
éventail d’ouvrages publiés en Hollande ou en transit dans
ce Magasin de l’univers, de multiples correspondants appartenant
à la diaspora huguenote et en outre ils profitent des nombreux contacts
commerciaux des libraires de Hollande qui s’étendent à
toute la République des Lettres. Leurs journaux se diffusent ainsi
aisément dans toute l’Europe.
Le public des journaux
Si les journaux ont tout d’abord favorisé l’unité
perdue des protestants français à travers l’Europe, il est
certain que les journalistes se sont adressés en même temps
à un public plus large. Leur public est composé de savants et
lettrés d’autres confessions, peu concernés par la cause
protestante. Ces journaux s’adressent en effet avant tout aux citoyens
de l’état pluri-confessionnel qu’est la République
des Lettres, où l’on ignore ou surmonte les divisions
religieuses. Dans ce contexte, il est possible de distinguer plusieurs types
de lecteurs: tout d’abord les véritables savants et
érudits, puis les scientifiques ou philosophes expérimentaux,
tels que les membres d’une Académie des Sciences, mais aussi les
lettrés, parmi lesquels on peut encore distinguer les professionnels
de la lecture, tels que étudiants, libraires ou
bibliothécaires et les curieux; il s’agit donc d’un
groupe croissant composé, à partir du XVIIIe siècle, de
ceux qui cherchent dans la lecture de journaux un divertissement et un aliment
de la sociabilité7.
Les journaux sont néanmoins très commodes pour les savants
euxmêmes. Car ils leur permettent de «développer plusieurs
volumes en peu de momens & de voir presque d’un seul coup
d’œil, le dessein, la conduite & les plus beaux endroits
d’un Auteur; c’est comme un bouquet de fleurs bien choisy &
bien diversifié»8. De tels outils sont
d’ailleurs d’autant plus utiles que le nombre de publications
s’est tellement accru à la fin du XVIIe siècle que
l’on pouvait parler d’une «espèce de déluge
& débordement de livres»9. Plus aucun savant
n’était capable de se tenir au courant de toute cette production.
Jean Leclerc, le journaliste de trois
Bibliothèques10, se rend parfaitement compte de ces
difficultés et souhaite pour cette raison que chacun s’applique
«seulement à une certaine sorte de lecture et
d’étude». Il est persuadé que l’on ne saurait
jamais épuiser cet «océan de lectures»11.
Ce même sentiment d’impuissance se retrouve aussi, quelques
décennies plus tard, dans la préface du Journal de Savants
d’Italie, où l’on peut lire:
La grande quantité des ouvrages d’esprit dont l’Europe est
à présent comme inondée est la principale cause du
crédit des Journaux. Il est sûr que personne n’est à
portée de voir tous les livres qui sortent de la presse et beaucoup
moins de les parcourir. Un savant est cependant honteux d’ignorer
absolument une decouverte, de quel genre qu’elle soit, dez qu’elle
a été faite et publiée en quelque partie de
l’Europe. Chacun ne nous accordera-t-il pas que les seuls Journaux
resentent un moïen de se garentir de cette honte; et que consequemment il
n’y en a pas d’absolument inutiles. Ils seront toujours
recherchés, même dans les siècles à venir
[...]12.
Cependant, ces nouveaux moyens de communication suscitent parfois des
irritations auprès de certains savants ou du moins leurs observations
railleuses. Le journaliste Henri Basnage s’en fait le porte-parole,
lorsqu’il se moque de ces lettrés qui dans les journaux ont
trouvé «des moyens faciles de devenir habiles hommes à peu
de frais»13 et les journalistes du Journal
Littéraire semblent regarder d’un air amusé ceux qui
n’ont «qu’une légère teinture des
sciences» et qui ne cherchent dans les journaux que de quoi
«soutenir leurs conversations»14. L’érudit
néerlandais Gisbertus Cuper est même très négatif
sur ce nouveau type de communication. Non seulement il critique le grand
nombre de journaux, mais il est d’avis que «dans ce siècle
des journaux», beaucoup de lettrés se contentent de ces
périodiques, sans consulter les originaux, ce qui n’est, à
son avis, autre chose «qu’effleurir les
estudes»15.
Jean Leclerc vise encore un groupe tout particulier parmi ses lecteurs, les
jeunes débutants qui commencent à s’adonner aux lettres.
Il les considère comme «de nouvelles colonies qui
s’établissent tous les jours dans la République des
Lettres et qui ont besoin qu’on les instruise»16. On ne
s’étonne pas qu’en 1750 Mathieu Maty, le rédacteur
du Journal Britannique, ne veut exclure plus personne. Son journal ne
s’adresse pas seulement aux vrais savants, aux théologiens,
philosophes ou hommes de sciences, mais il compte parmi ses lecteurs
également tous les lettrés intéressés, homme
et femmes. C’est qu’il souhaite aussi attirer «ce
sexe aimable plus délicat que le [sexe masculin], souvent aussi solide,
& qui pour connoître les sciences ne nous demande que d’en
écarter les épines»17.
Cette diversité du public auquel les journaux s’adressent
constitue sans doute un des facteurs qui impose la politique et la
stratégie rédactionnelle aux journalistes. Leur instruction sans
dissimulation et inspirée par le culte de la vérité est
considérée par tous les journalistes huguenots comme un premier
devoir. Car, lorsque Bayle tient à ‘égayer’ ses
articles, il ne veut pas seulement divertir, mais aussi former ses lecteurs
sans les ennuyer. Bayle cherche à tirer la quintessence d’un
livre en éveillant la curiosité de ses lecteurs pour
l’ouvrage même et en leur apprenant une telle lecture. Les
lecteurs ne doivent pas s’arrêter à l’information de
base qu’il leur donne18. Mais si une information utile et
efficace est toujours indispensable, ce devoir philanthropique de se rendre
utile au grand public va souvent de pair avec la volonté de lui plaire.
Pour cela les journalistes doivent soigner leur style, car, comme on peut lire
dans la préface du Journal Littéraire, «si jamais
l’agréable doit être mêlé à
l’utile, c’est dans un ouvrage de cette nature», [à
savoir un journal], dans lequel il s’agit de répandre de la
gayeté sur les matiéres les plus sèches et les plus
abstraites [...]»19. En cela, ils suivent la devise
horatienne utile dulci.
Le nombre de lecteurs s’élargit considérablement à
partir de 1700; même les lettrés les plus
privilégiés peuvent de moins en moins se passer de ces journaux
dont le signalement bibliographique, le contenu sommaire et
l’exposé méthodique et critique20 leur
permettent de suivre les développements les plus importants dans le
domaine du savoir. C’est d’autant plus le cas au moment où
la nouvelle philosophie de la raison et de l’expérience introduit
une césure épistémologique et une spécialisation
en différentes disciplines21. Le savoir universel
disparaît peu à peu en faveur d’une connaissance plus
spécialisée qui va de pair avec le début d’un
processus de fractionnement de la science.
Ce qui est aussi remarquable, c’est qu’à la même
période des traités consacrés à la
République des Lettres paraissent. Ses membres prennent eux-mêmes
conscience du double élargissement de la communauté
intellectuelle supra-nationale à laquelle ils appartiennent: leur
nombre s’accroît sensiblement et l’espace concerné
par cet état idéal s’étend désormais vers
l’Est et le Nord de l’Europe. Or, de nos jours encore, le concept
de République des Lettres est très souvent
présenté sous un angle trop limité, centré sur la
France et particulièrement sur Paris, toujours considéré
comme «un abrégé du monde». Certes, le passage de
l’humanisme italien vers les centres culturels du Nord, Lyon, Paris,
Anvers, Leyde, Amsterdam et Londres est généralement admis pour
le XVIIe siècle. Mais on a tendance à méconnaître
parfois une partie de l’espace géographique de l’Europe
lettrée. Des villes comme Francfort et Leipzig, avec leurs foires,
s’étaient rétablies des affres de la guerre et avaient
repris leur importance économique ou culturelle en Europe. La fondation
de nouvelles universités, l’apparition d’académies,
le rayonnement culturel de la cour de Brandebourg et l’arrivée
dans les pays allemands de nombreux huguenots sont autant de facteurs qui vont
faire de cette partie de l’Europe un nouveau carrefour de la
République des Lettres. Berlin, capitale culturelle de ce nouveau
territoire, fait désormais office de plaque tournante entre les pays
dits germaniques et du Nord et l’Europe occidentale. Il ne
s’agit là pas seulement des pays scandinaves, mais
également de la Russie, avec laquelle les échanges augmentent
sensiblement sous les règnes de Pierre le Grand et Catherine II.
Le journalisme
On peut se demander quel fut le rôle des périodiques savants dans
ce déhanchement vers l’Est de la République des Lettres.
Dès le début de la presse périodique, les journalistes
attirent l’attention sur la production livresque de toute
l’Europe. Ils avouent néanmoins leurs difficultés à
rendre compte d’ouvrages écrits dans des langues vernaculaires
qu’ils maîtrisent mal ou pas du tout. L’ancienne lingua
franca, le latin, remplacé depuis la seconde moitié du XVIIe
siècle par le français, ne suffit plus pour informer le monde
lettré de toutes les nouvelles publications. En Allemagne, les
érudits continuent toutefois longtemps à rédiger leurs
ouvrages en latin. Les Acta Eruditorum de Mencke, publiés en
latin pendant une grande partie du XVIIIe siècle, font certes
connaître dans la République des Lettres les fruits de
l’érudition allemande, mais ils ne vont bientôt plus
suffire à fournir une information complète et
adéquate.22 Car une partie de plus en plus grande des
auteurs se servent aussi de la langue vernaculaire et écrivent
dorénavant leurs ouvrages en allemand.
Les rédacteurs des journaux de Hollande, généralement
bien informés de la production livresque en Europe, se rendent compte
du danger des lacunes possibles de l’information et font appel à
leurs correspondants, dont des huguenots résidant dans les pays
allemands qui leur fournissent un certain nombre de comptes rendus
d’ouvrages importants. Cependant, comme les journaux de Hollande dont
les rédacteurs se voulaient encore les porte-parole de toute la
République des Lettres, ne parviennent plus à répondre
à cette vocation, un autre type de périodique voit le jour vers
1720. A l’exemple de la Bibliothèque Angloise parue en
1717, plusieurs journaux se concentrent sur un seul pays ou sur un territoire
linguistique spécifique, telles la Bibliothèque Germanique
ou la Bibliothèque Françoise, ce qui permet de
comparer «enfin le goût d’un peuple et d’un
siècle avec le goût des autres nations et des siècles
passés»23. De plus, à cause du fractionnement
croissant de la science, les ambitions d’un savoir universel deviennent
chimériques et les journalistes en sont bien conscients. Ce n’est
donc pas seulement l’universalité de l’
«espace» européen couvert qui est remise en question, mais
aussi l’universalité des matières traitées par les
journalistes. Les journalistes, confrontés à ce double
défi, cherchent des réponses qui vont de la création de
périodiques spécialisés jusqu’à la formation
de petites «sociétés de gens de lettres» de
compétences variées dont l’effort commun permet de
satisfaire la curiosité générale du public.
Les périodiques savants diffusent l’information par intervalles
réguliers. Ils introduisent donc un rythme nouveau et souvent plus
fréquent que celui des correspondances ou des foires de livres dans les
échanges savants. Ils façonnent l’actualité des
lettres. Les rubriques ou genres de textes introduits dans les
périodiques vont de dissertations ou mémoires originaux en
passant par les comptes rendus ou extraits jusqu’aux nouvelles
littéraires. La publication de traités originaux
révèle leur parenté avec les publications savantes, les
travaux des académies, etc. La partie la plus importante et qui fait
une bonne partie de l’originalité de la presse savante, ce sont
les comptes rendus. Or, depuis les débuts de la presse
périodique, la rédaction d’un compte rendu de livre suit
un modèle bien défini qui doit garantir
l’objectivité et l’impartialité de
l’information fournie. Ce modèle exige de donner aux lecteurs les
éléments bibliographiques nécessaires pour
connaître la publication, de les renseigner sur le caractère de
l’ouvrage, la répartition des matières et
l’importance scientifique de la publication. Un portrait
bio-bibliographique de l’auteur peut, le cas échéant,
approfondir la présentation. Jusqu’au dernier quart du XVIIIe
siècle, les journalistes et leurs collaborateurs résument en
général de façon plus ou moins détaillée
l’ouvrage recensé, tout en émettant parfois des remarques
critiques.
Ces remarques, la plupart du temps marginales, doivent être
distinguées de l’abrégé de l’ouvrage et
doivent respecter la politesse requise dans le commerce entre membres de la
République des Lettres. Certes, les journalistes sont souvent soumis
à la volonté de leurs éditeurs qui souhaitent
évidemment tout d’abord des comptes rendus d’ouvrages issus
de leur propre fonds ou diffusés par eux. Ainsi Jean Henri Samuel
Formey peut-il se permettre en tant qu’auteur du Catalogue
Raisonné de la librairie d’Etienne de Bourdeaux de critiquer
sévèrement certains ouvrages en vente chez son commanditaire,
alors qu’il doit se plier aux souhaits de l’éditeur
hollandais en tant que journaliste de la Bibliothèque
Impartiale, par exemple24. Le partage de la
responsabilité entre l’éditeur (commercial),
l’éditeur savant et le rédacteur, souvent une et
même personne, est une question épineuse et difficile à
étudier, mais qui peut décider du succès d’un
ouvrage périodique. Les enjeux sont le choix des matières
(livres à recenser), leur traitement (remarques critiques), le choix
des nouvelles littéraires, et la «diligence» dans
l’impression et la diffusion. A côté de
l’objectivité et de la diversité des informations,
c’est souvent l’actualité qui compte pour une revue
savante.
Afin de suivre l’évolution et les fonctions des revues savantes
en tant qu’organes de la République des Lettres dans la
première moitié du XVIIIe siècle, notamment en ce qui
concerne l’information sur les pays germaniques et du Nord, il faut
essayer de combiner l’histoire «externe» de la publication
avec l’analyse globale des matières traitées et celle des
stratégies rédactionnelles des rédacteurs. Tout
d’abord les changements et modifications dans la publication
obéissent aux contraintes du marché des périodiques, puis
le choix des matières traitées suit à la fois
l’évolution de la librairie et la politique rédactionnelle
des journalistes.
Enfin, un troisième élément permet de saisir
l’évolution du journalisme proprement dit au sein de la
République des Lettres, à savoir l’ensemble des pratiques
des rédacteurs que nous résumons par «écriture
journalistique». L’interconnexion et le jeu entre ces
différents facteurs permettent de saisir les traits essentiels des
transformations de la République des Lettres jusqu’au milieu du
XVIIIe siècle. Ces transformations sont autant de réponses au
défi de maintenir et d’étendre les échanges
intellectuels en Europe en dépit de l’essor croissant des langues
vernaculaires dans la communication savante. Elles sont autant de
réactions à la «curiosité» croissante des
lecteurs pour des recherches pourtant de plus en plus
spécialisées. La fonction et le caractère de cette
communauté des Esprits change profondément vers le milieu du
siècle. Cette transformation qui modifie peu à peu le
caractère même du journalisme savant, exige en même temps
une nouvelle forme, une nouvelle écriture, pour présenter et
évaluer les dernières nouvelles littéraires et
scientifiques.
Les auteurs de ce volume ont cherché à cerner le journalisme du
XVIIIe siècle dans sa prise de conscience du double
élargissement de la République des Lettres. Les
périodiques traités dans ce recueil, de même que les
autres sujets abordés, ont été choisis parce qu’ils
illustrent clairement ces changements.
Le périodique qui montre le mieux l’élargissement de la
République des Lettres vers l’Est et le Nord, est sans conteste
la Bibliothèque Germanique à laquelle Jan Schillings et
Jens Häseler consacrent tous les deux une contribution. Il suffit de
parcourir les «nouvelles littéraires» de ce journal pour se
rendre compte de l’extension de l’espace de la communauté
internationale des lettrés. Les préjugés existants dans
une grande partie de l’Europe vis-à-vis d’une Allemagne
dont on ignorait souvent la production livresque font place ici à une
reconnaissance de la réalité de fait. Quelles furent les
stratégies de publication et la pratique d’écriture des
auteurs de la Bibliothèque Germanique, c’est la question
à laquelle Jens Häseler apporte des éléments de
réponse dans sa contribution.
L’exemple des correspondants genevois de Formey, Jean Peschier et
Léonard Baulacre dont des fragments de lettres ont paru dans la
rubrique «nouvelles littéraires» de la Nouvelle
Bibliothèque Germanique permet de jeter un coup d’oeil dans
les coulisses de ce périodique. Grâce à la correspondance
de Formey, Alexandre Nortrup est parvenu à identifier la source de
certaines de ces «nouvelles littéraires».
Le rôle de la librairie dans l’évolution de la
République des Lettres est essentiel. Les foires de Francfort et de
Leipzig approvisionnent de longue date les libraires européens. Pour la
production livresque des pays allemands, il s’agit longtemps de livres
en latin et en allemand. Deux facteurs vont modifier cette situation: le
passage du latin au français signalé ci-dessus et
l’apparition de la diaspora huguenote. Depuis le déplacement du
centre de gravité de la librairie européenne de la France aux
Provinces-Unies au cours du XVIIe siècle, ces deux facteurs vont
permettre dans la suite une extension considérable de la librairie en
Europe. Des libraires huguenots, tels Jean Neaulme et Etienne de Bourdeaux,
vont alors s’installer à Berlin. Leur commerce
s’étend vers le Nord et l’Est de l’Europe, faisant de
Berlin la métropole culturelle du centre de l’Europe. Grâce
à leurs catalogues, étudiés par Christiane
Berkvens-Stevelinck, on peut cerner les habitudes de lecture de la colonie
française et des autres francophones de Berlin.
Dans la contribution d’Uta Janssens-Knorsch, on suit pas à pas
la curiosité croissante du monde germanique pour la pensée
anglaise. Dans le deuxième quart du XVIIIe siècle, grâce
à la presse périodique, l’influence des lumières
françaises diminuera au sein de l’espace germanique au profit de
l’apport anglais. L’Allemagne et les pays du Nord participent
ainsi à la mouvance générale de la République des
Lettres qui préfère désormais la philosophie
expérimentale d’un Newton aux spéculations
théoriques de la philosophie continentale.
Avec le Journal Étranger (1754-1762), étudié par
Kirill Abrosimov, le cosmopolitisme change de physionomie. Ce journal,
rédigé en France et en grande majorité par des
Français, se réclame dès le début d’une
République des Lettres cosmopolite, ouverte à tous et à
tous les horizons, sans exclure aucune nation et refusant une quelconque
suprématie française. Grimm et ses nombreux successeurs
tiennent, comme Bayle et Leclerc, à engager le lecteur de compte rendus
à juger par lui-même, se plaçant ainsi dans la tradition
du postulat d’impartialité si cher aux journaux de Hollande.
Dans la contribution d’Inger Leemans et Viktoria Franke, qui prennent
comme exemple le cas néerlandais, on voit la nature même de la
République des Lettres se modifier peu à peu. L’ambition
universelle qui avait été un des principes essentiels de cette
communauté supra-nationale, se verra compartimentaliser en plusieurs
aires culturelles et linguistiques. Tout en restant longtemps fidèle au
modèle du Journal des Savants et des «journaux de
Hollande», les journalistes néerlandais, désireux
d’apporter les lumières à leurs compatriotes,
s’adressent désormais à un public le plus large possible
en se servant de la langue vernaculaire. On peut supposer que ce
phénomène s’observe aussi dans les autres pays de
l’Europe.
Enfin, dans le chapitre L’élargissement et les changements de
la République des Lettres à la fin du XVIIe siècle et
dans la première moitié du XVIIIe siècle, Hans Bots
esquisse les lignes conductrices qui ont abouti dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle à la transformation de l’espace et de la
composition du monde lettré.
Les éditeurs de ces travaux
remercient la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) et la Faculté des
Lettres de l’Université de Nimègue d’avoir soutenu
généreusement la préparation des travaux issus
d’une coopération entre l’Institut Pierre Bayle (Radboud
Universiteit Nijmegen) et le Forschungszentrum Europäische
Aufklärung (Potsdam).
NOTES
1 J. Sgard, «Le journal savant sous l’Ancien
Régime: un miroir de la connaissance», dans G. van Gemert e.a.
(éds), Orbis doctus 1500-1850. Perspectieven op de geleerde wereld
van Europa: plaatsen en personen. Opstellen aangeboden aan prof. dr. J. A. H.
Bots, Amsterdam & Utrecht 2005 (SIB 34), pp. 179-180.
2 Voir aussi Elisabeth L. Eisenstein, Grubstreet Abroad.
Aspects of the French Cosmopolitan Press from the Age of Louis XIV to the
French Revolution, Oxford 1992, ch. 2, pp. 36-65.
3 Voir pour cette préface de l’Europe
Savante de 1718, Hans Bots & Jan de Vet (éds.),
Stratégies journalistiques de l’ancien régime: les
préfaces des «Journaux de Hollande» 1684-1764,
Amsterdam & Utrecht 2002 (SIB 32), pp. 79-87.
4 Voir pour ces journaux, DdJ, pp. 164-168, 173-177, 205-206,
543-545 et H. Bots, «L’esprit de la République des Lettres
et la tolérance dans les trois premiers périodiques
hollandais», dans: Dix-septième siècle 116 (1977),
pp. 43-57.
5 Cf. Hans Bots & Jan de Vet (éds.),
Stratégies journalistiques de l’ancien régime: les
préfaces des «Journaux de Hollande» 1684-1764,
Amsterdam & Utrecht 2002 (SIB 32), p. XV.
6 Cf. J. Sgard, «La multiplication des
périodiques», dans: H.-J. Martin et R. Chartier (éds.),
Histoire de l’édition française II, Paris 1984, pp.
199-200.
7 J.-P. Vittu, «Diffusion et réception du Journal
des Savants...», dans: Hans Bots (éd.), La diffusion et la
lecture des journaux de la langue française sous l’ancien
régime. Actes du colloque international. Nimègue. 3-5
Juni 1987, Amsterdam & Maarssen 1988 (SIB 17), pp. 174-175.
8 Histoire des Ouvrages des Savans, préface, t.
I, sept-déc. 1687.
9 Ibidem, juillet 1688, p. 339.
10 Bibliothèque Universelle et Historique,
1686-1693; Bibliothèque Choisie, 1703-1713;
Bibliothèque Ancienne et Moderne, 1714-1727.
11 Bibliothèque Choisie, préface, t. I,
1703.
12 Préface, t. I, 1748.
13 Histore des Ouvrages des Savans, mars 1692, p. 327.
14 Journal Littéraire, préface, t. I,
1713.
15 La Haye, Bibliothèque Royale, Ms. 72H.7, lettre de
G. Cuper à J.-P. Bignon du 1 août 1708.
16 Bibliothèque Choisie, préface, t. I,
1703.
17 Préface du premier numéro du Journal
Britannique, 1750.
18 H. Bost, Un «intellectuel» avant la lettre:
le journaliste Pierre Bayle (1647-1706), Amsterdam & Maarssen 1994
(SIB 23), p. 153.
19 Voir la préface du premier numéro de ce
journal de 1713. Cf. aussi Henri Basnage de Beauval, qui était juriste,
dans son Histoire des Ouvrages des Savans: «...le stile sec et
sterile du Barreau est fort opposé à la délicatesse et
à l’agrément necessaires pour bien réüssir
dans cet Ouvrage...».
20 Cf. encore J. Sgard, «Le journal savant sous
l’Ancien régime: un miroir de la connaissance», dans:
Orbis doctus..., o.c., p. 193.
21 Cf. Hans Bots et Françoise Wacquet, La
République des Lettres, Paris 1997, pp. 47-50.
22 C’est aussi le cas pour les Nova literaria Maris
Balthici et Septentrionis, publiés de 1698 à 1708 par J. F.
Leopold e.a. Voir Nora Gädeke, «Die Reisen des Johann Friedrich
Leopold», dans: H. Hecht e.a. (eds), Kosmos und Zahl. Beiträge
zur Mathematikund Astronomiegeschichte, zu Alexander von Humboldt und
Leibniz. Wiesbaden 2008, pp. 79-98.
23 Journal Britannique, préface 1750, pp.
VI-VII.
24 Voir à ce propos: Lettres d’Elie Luzac
à Jean Henri Samuel Formey (1748-1770). Regard sur les coulisses de la
librairie hollandaise du XVIIIe siècle. Editées par Hans
Bots et Jan Schillings, Paris 2001.